Monique Canto-Sperber doit partir, par un collectif
Monique Canto-Sperber doit partir, par un collectif
article du journal le Monde du 19 janvier 2007, paru dans l'édition du 20 janvier 2007
L'Ecole normale supérieure traverse une grave crise devenue publique depuis novembre. Cette crise s'est traduite par l'opposition résolue à la directrice (la philosophe Monique Canto-Sperber), dont les pratiques autoritaires, les déclarations à l'emporte-pièce, l'absence de projet scientifique et pédagogique et le refus de concertation ont été dénoncés. Les démissions de la totalité des directeurs de départements littéraires et d'une grande partie des directeurs des études de ces mêmes départements ainsi que celle de la directrice de la bibliothèque des lettres ont marqué de façon significative cette crise. Elles ont paralysé la vie administrative de l'Ecole littéraire, même si toutes les obligations pédagogiques et scientifiques des enseignants-chercheurs continuaient d'être parfaitement assumées.
Parce que nous avons été et continuons d'être associés au sort de cette institution d'exception, parce que nous entendons qu'elle puisse continuer à développer ses activités en France et à l'étranger avec aisance et liberté, nous souhaitons exprimer notre vive inquiétude.
Nous sommes persuadés que la crise n'est pas résolue. D'abord parce que la confiance est désormais brisée dans la communauté normalienne. Une grande partie des enseignants, des personnels et des élèves continue de nourrir les mêmes griefs contre la "gouvernance" de la directrice, même si cette dernière multiplie les déclarations d'apaisement et offre une chaîne de rétractations en gage de bonne volonté. Trop de questions restent en suspens : sur les pressions exercées par la direction pour orienter les créations et les nominations dans les postes d'enseignement et de recherche, sur le quasi-démantèlement ou la paralysie effective des éditions de l'école, sur l'avenir de la bibliothèque, etc.
Comme tous, nous reconnaissons l'action efficace et apaisante du président du conseil d'administration, qui s'est attaché à trouver des solutions de sortie de crise en proposant le contrôle de la direction par un maillage serré de commissions. Mais ce système mettant l'école sous tutelle ne risque-t-il pas de s'avérer ingérable à moyen terme ? La mission des enseignants-chercheurs de l'Ecole normale est-elle de siéger aussi souvent et aussi longtemps dans de telles instances ? Est-il souhaitable que les manquements de l'actuelle direction conduisent à mettre en place un système complexe et durable de direction dépendante ?
Notre inquiétude est d'autant plus grande que l'Ecole normale supérieure a besoin d'une direction incontestable, entièrement disponible pour mener à bien les dossiers concernant la politique extérieure de l'école, et à qui la confiance des enseignants et des élèves permet de procéder aux arbitrages indispensables sur les questions vitales qui se posent à l'école.
La résistance que rencontre l'actuelle direction ne résulte pas d'un simple mouvement d'humeur de la part des enseignants littéraires, des chercheurs et des personnels. Elle est encore moins la marque d'un archaïsme ou d'un repli frileux. Elle manifeste l'attachement des enseignants à l'institution et leur volonté de la voir évoluer dans la réflexion et la concertation. Dans ses structures et la définition de sa vocation, L'Ecole normale supérieure vit un moment crucial. Depuis plusieurs années, maintenant, la réflexion est engagée sur les mutations qu'elle a entreprises et qu'elle peut poursuivre sans remettre en question ce qui fait sa spécificité, les échanges d'idées et de projets fusent. Depuis plusieurs années, à l'intérieur et à l'extérieur de l'école, un dialogue intense est nourri. Tous ne partagent pas les mêmes espoirs, les mêmes craintes, mais tous - tous ceux qui espèrent et croient que la Rue d'Ulm pourra encore jouer un rôle dans la vie intellectuelle et scientifique de demain - sont conscients que seul le dialogue peut éclairer une direction responsable.
Or il n'est de dialogue que dans la confiance. Redonner confiance aux maîtres et aux savants de l'ENS, c'est redonner foi à ses élèves, à ses personnels, à ses collaborateurs, comme à ses nombreux amis, en France et dans le monde, qui ne veulent pas de son isolement. Bref, à tous ceux qui considèrent que la confiance est la première des garanties du bon travail dans un établissement qui a tant donné en échange de ce que lui a offert la République il y a plus de deux cents ans. C'est pourquoi, plutôt que de pérenniser un système de gouvernance né de la réponse transitoire à une crise grave, il conviendrait de placer à la tête de cette institution une direction incontestable, une direction compétente et reconnue au sein de l'institution.
Marianne Bastid-Bruguière, membre de l'Institut ; Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France ; Roger Chartier, Philippe Descola, Christian Goudineau, Jean Mesnard, Daniel Roche, professeur au Collège de France (honoraire) ; Pierre Rosanvallon, John Scheid, Jacques Toubert, professeur au Collège de France, membre de l'Institut ; Pierre-Etienne Will, professeur au Collège de France