Lettre de Marie-Christine Bellosta, MCF au département de Littérature et Langage de l'ENS, à ses collègues démissionnaires
Chers collègues,
Mmes Laneyrie-Dagen et Marignac et M. Christophe Charle ont appelé, pour le 17 novembre, à une assemblée générale dont l'ordre du jour serait de vous voter une motion de soutien. Comme plusieurs collègues de mon département, je n'y participerai pas, et voici mes raisons (celles-ci n'engagent que moi).
1. Le déroulé des événements ne me paraît pas démocratique. Dans vos courriers à Mme Canto-Sperber des 5 et 13 décembre, vous avez prétendu parler au nom de l'ensemble des enseignants littéraires,(cf. "le désenchantement et les doutes sur la politique et le fonctionnement de l'Ecole qui ont gagné, non seulement les signataires de cette lettre, mais l'ensemble des enseignants et de plus en plus d'élèves", "Les échanges que nous avons eus entre nous ainsi qu'avec nos collègues "). Pourtant, étant vous-mêmes "nommés" dans vos fonctions, vous ne représentiez que vous-mêmes. Aucun enseignant "de base" n'a été associé à la rédaction de vos courriers et n'en a connu la teneur autrement qu'après coup. De même, aucun enseignant de base n'a pu débattre avec vous de ce que vous escomptiez dire le 14 novembre au président du CA. Vous avez donc pris seuls l'initative d'ouvrir un conflit dans l'école et de lui donner une large publicité (entrefilets dans Libération, dans Le Canard enchaîné, informations parvenues à l'AEF). Je trouve surprenant qu'on sollicite l'opinion de la base a posteriori.
2. L'absence de concertation et de dialogue est devenue générale. Votre courrier du 5 novembre à Mme Canto-Sperber articulait diverses remontrances concernant la gouvernance de l'établissement, appelant par exemple à plus de transparence (cf. "vous avez retenu l'information ") ou à plus de concertation (cf. "Pour rétablir la concertation et un vrai dialogue"). J'adhère tout à fait, personnellement, à vos voeux d'une gouvernance plus concertative - même si celle-ci n'est pas "de droit" dans une école dont toute la structure repose sur l'autorité. J'observe cependant que "l'information", la "concertation" et le "dialogue" que vous réclamez en amont de vos fonctions et comme les conditions sine qua non de la "confiance" qui doit vous lier à l'autorité supérieure, vous ne les pratiquez pas toujours en aval de votre propre autorité. Exemple récent : il a fallu une réunion directe des enseignants de base avec la directrice (30 octobre), pour que les enseignants de mon département apprennent que des négociations avaient été entreprises depuis longtemps en vue d'élaborer une nouvelle grille des concours d'entrée, et de nouveaux programmes des hypokhâgnes et khâgnes ; que ces négociations avaient été dirigées par le directeur-adjoint Lettres et conduites par certains directeurs de département : aucun d'entre eux n'avait jugé bon d'en informer les enseignants de mon département, ni de s'enquérir de leur opinion sur les concours et les programmes. Si délitement de l'esprit collectif de l'ENS il y a (ce que votre courrier du 5 novembre évoque sous le nom de "désenchantement et doutes" "découragement", "perte de l'unité"), ce délitement ne me paraît pas dater, malheureusement, des modes de gouvernance de Mme Canto-Sperber ; il a commencé, sous la direction de MM. Ruget et Wolff, avec le renforcement radical de la structure des départements, une multiplication de la machinerie administrative, et l'abandon de l'esprit égalitaire-communautaire de la vieille école normale supérieure littéraire au profit d'un gouvernement de type oligarchique. Votre mouvement protestataire d'aujourd'hui m'apparaît donc comme une sorte de "Fronde des Princes" ; sans doute serait-il bon que l'influence des Princes équilibre mieux le pouvoir du roi, mais ce rééquilibrage éventuel ne suffirait pas, selon moi, à ressusciter l'esprit démocratique, mort depuis longtemps.
3. Je ne connais pas votre ligne de politique générale. Je suis de ceux (celles) qui jugent loisible de s'opposer à une décision politique prise par la direction de l'ENS lorsqu'elle leur paraît nuisible aux intérêts de l'école ou d'une partie de l'école (j'ai pris part, par exemple, voici plusieurs années, à un conflit portant sur un "troisième concours", dit "ENS Europe"). Mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure : vos courriers des 5 et 13 novembre ne mettent en avant qu'un désaccord (compréhensible) sur la gouvernance. Vous restez silencieux sur vos vues de politique générale, à supposer même que votre groupe ait des vues politiques communes (par exemple, quid du diplôme, de la mastérisation des départements, d'une éventuelle massification des prédoctorants, d'une éventuelle réforme des concours littéraires, des relations inter-ENS, de vos opinions sur les priorités budjétaires, etc ?), si bien qu'un enseignant de base est empêché de soutenir (et, tout aussi bien, de désavouer) votre mouvement : il ignore, tout simplement, qui, sur tel ou tel sujet, emporte le plus son adhésion, de votre groupe de directeurs ou de la direction de l'établissement.
4. Je ne vois pas bien où vous allez. Le déroulé des événements ne me paraît s'expliquer que par une intention que vous auriez (sans le dire) de contraindre Mme Canto-Sperber à la démission. Sans cela, on ne voit aucune cohérence intellectuelle entre votre lettre du 5 novembre (lettre où s'exprime la demande d'une autre gouvernance) et votre démission collective du 13 (sans autre fait nouveau, dans l'intervalle, qu'une réponse de Mme Canto-Sperber qui vous proposait un rendez-vous). Certains de vos actes, un peu discutables (tentative de mobiliser les élèves en leur distribuant votre lettre de démission à la porte de la réunion du 13, circulation publique d'un mail privé, tentative de déstabiliser un vernissage d'exposition, grève du zèle temporaire en bibliothèque, projet d'AG...) sont susceptibles de la même interprétation. Sur ce sujet, mon raisonnement ne s'élève guère au-dessus de la fable de la Fontaine "Les grenouilles qui demandent un roi". Nous voici dans une fable qui pourrait s'intituler "Les grenouilles qui demandent à changer de roi". Or, si l'on sait bien ce que l'on quitte, on ne sait pas ce que l'on trouve. Toute nomination d'un directeur à la tête de l'ENS est en effet un acte politique (les protestations diffuses sur le caractère politique de la nomination de Mme Canto-Sperber m'étonnent un peu...), et étant donné que les plate-formes électorales des grands partis politiques se proposent divers scénarios pour revoir la place et la fonction des grandes écoles (et de leurs CPGE) dans la carte générale des formations supérieures, le Jupiter de demain pourrait envoyer aux grenouilles que nous sommes un roi moins attaché à la survivance de notre établissement que n'est la reine d'aujourd'hui.
5. Je préférerais vous voir négocier une charte de bonne gouvernance Pour l'heure, en répondant par votre démission à la proposition de réunion que Mme Canto-Sperber vous faisait, vous avez paru tourner le dos à la négociation, et je le regrette. Pour sortir de la crise, dans la mesure où je crois l'école condamnée à s'entendre avec sa direction quelle qu'elle soit, et puisque que vous ne mettez en question que la gouvernance de Mme Canto-Sperber, il me semble que vous pourriez dresser une liste très précise de tous les protocoles d'administration quotidienne que vous désirez voir suivis, de toutes les modalités et de tous les timings de concertation que vous voulez voir respectés, de toutes les procédures et schémas d'information et de décision auxquels vous êtes attachés, etc. J'imagine par ailleurs que, si une négociation de face à face avec la directrice vous paraissait difficile à engager, diverses personnalités pourraient assurer une mission de bons offices, qu'il s'agisse d'institutionnels (président du CA et du CS ? directeur-adjoint Sciences ?), d'un ancien directeur consensuel (Étienne Guyon ?), ou d'une haute personnalité de l'Association des anciens élèves. A titre tout personnel, il me semble qu'une charte de la bonne gouvernance devrait définir clairement, en particulier, les activités du directeur-adjoint Lettres. Depuis 13 ans que j'enseigne à l'ENS, je n'avais jamais eu un directeur-adjoint Lettres qui existât aussi peu au plan administratif. J'imagine que sa fonction ne peut être exactement la même, sous une direction littéraire, que pendant 25 ans de direction scientifique. Cependant, cette fonction me semble pour l'instant réduite à néant (témoin le silence observé par M. Darmon, - ou imposé à M. Darmon ? - pendant toute la réunion du 30 octobre, ou son silence depuis le début des présents "événements"), et je le regrette.
Je vous prie d'agréer, mes chers collègues, l'expression de mes sentiments les meilleurs,
Marie-Christine Bellosta
MCF au Département Littérature et langages
NB. J'autorise toute personne recevant le présent courrier ou sa copie à le faire circuler par mail s'il le juge utile à faire avancer le débat.